Lieux de mémoire, mémoire du lieu - Une introduction

https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2013-2-page-313.htm
L’unique photo connue montrant le château de Hartheim avec de la fumée sortant de la cheminée du crématoire. Elle a sans doute été prise en 1942. Photographie clandestine prise par un résistant.

Lieux de mémoire, mémoires du lieu :

une introduction.

Quelques chemins de réflexion sur les traces – visibles, invisibles, lisibles, illisibles – des crimes, traces que l'on a pour habitude d'appeler "lieux de mémoire". Pour expliciter ces quelques réflexions, j'évoquerai d'abord l'un des lieux de l'extermination des malades mentaux et des handicapés, le château d'Hartheim, situé en Autriche à quelques dizaines de kilomètres du camp de concentration de Mauthausen, avant de m'interroger sur le sens des "lieux de mémoire".

 

Entre 1933 et 1945, l'humanité a failli et nié une partie d'elle-même. Elle a répertorié, classé, stigmatisé, interdit, emprisonné et exterminé les différences. Malades mentaux, handicapés physiques, homosexuels, Roms, juifs : les nazis ont disqualifié ces personnes de l'Humanité et dans leur humanité.

Les nazis ont mis en œuvre une idéologie de la négation : si tu n'es pas (comme) moi, je te tue. Cette mise en œuvre s'impose comme une domination totalitaire qui, je cite Claire AMBROSELLI, "s'appuiera sur de nouvelles conceptions de la vie et de la mort humaines, promues par une pensée biologique et médicale"[1]. Elle appuie le constat de Michel FOUCAULT qui écrivait : "La médecine devient une politique d'intervention", au service d'un pouvoir nouveau, celui de "tuer la vie". Ainsi, "le racisme va introduire dans ce domaine de la vie que le pouvoir a pris en charge une coupure : la coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir. [il va] "fragmenter les populations, subdiviser l'espèce (…) en sous groupes qui seront précisément les races."

 

Il n'y a plus seulement l'affrontement militaire et guerrier, le combat se justifie aussi pour les nazis en "relation de type biologique". Et Claire AMBROSELLI de conclure : "Face à ces nouveaux dangers [décrétés, définis comme tels par les nazis, ndlr], ce n'est plus la mort des ennemis qui importe, c'est la mort de tout ce qui menace la race et l'espèce (…)" . Cette "fonction meurtrière de l'Etat nazi" s'appuie sur le "principe que la mort des autres c'est le renforcement biologique de soi-même."[2]

 

Voilà qui éclaire encore, s'il en était besoin, l'expression et la qualification du crime "contre l'humanité".

 

 

Le contexte d'Hartheim, centre d'euthanasie sous le Troisième Reich.

 

Personnes jugées inutiles, irrécupérables ou superflues, les victimes d'Hartheim étaient ce que les nazis qualifiaient – est-il nécessaire de traduire- de Ballastexistenzen. Dans les centres d'euthanasie, ils sont assassinés dans des chambres à gaz, et c'est ainsi, pour reprendre les mots de Léon POLIAKOV, que '"les malades mentaux d'Allemagne ont fait office de banc d'essai pour les Juifs d'Europe.[Ces deux exterminations] se trouvent liées par une profonde logique". [3]

 

Tout est planifié, efficace, silencieux. A partir de là, plus de limite.

 

Le Chateau d'Hartheim à Alkoven en Autriche est l'un des sites de mise en œuvre du programme d'euthanasie du Troisième Reich, connu sous l'abréviation T4, pour Tiergartenstrasse vier, adresse du centre d'expertises à Berlin. Ce programme s'inscrit dans une doctrine eugéniste, qui n'est pas exclusive d'ailleurs de l'Allemagne nazie. Le prétexte est d'améliorer l'homme (ici l'homme égale l'aryen), de le perfectionner tout en limitant ses descendants imparfaits et l'existence d'indésirables, par le contrôle des naissances et l'élimination des dits indésirables.

 

Quel cynisme même lorsqu'on s'attache à l'étymologie des mots : eugénisme, "bonne naissance", euthanasie (XVIIe s) "bonne mort"… Dans l'Allemagne nazie cela se traduit par valoriser et favoriser à tout prix le développement de la race aryenne, par une lutte induite (à tout prix) contre les "autres"… Déjà en juillet 1933, la "loi sur la prévention des désastres héréditaires" légalise la stérilisation eugénique. L'Aktion T4 est l'une des étapes de ce système d'élimination médicalisée. [4] Dans un document antidaté au 1er septembre 1939 pour faire croire à une opération liée aux opérations utiles en temps de guerre, Hitler charge des médecins de donner "par mesure de grâce [c'est ici que l'on retrouve l'abjecte caution de l'étymologie du mot euthanasie], la mort aux malades humainement incurables". [5]

 

Aujourd'hui, lieu de mémoire, Hartheim est longtemps resté un défi pour la mémoire. Ce qu'il "reste" de visible à Hartheim en 2000 encore, c'est ce qu'était le château avant le crime. De la fin du XIXe siècle aux années Trente, Hartheim était un Centre d'entraide et de solidarité pour personnes handicapées. 1940-1941, Hartheim est désigné comme "Centre d'euthanasie C". Handicapés, malades, sont transférés des hôpitaux ou simplement repérés à l'occasion d'un examen chez le médecin, dans des cars gris, aux fenêtres opaques. Sorties des cars, les personnes entrent au château dont elles ne sortiront qu'en cendres, après avoir été gazées au monoxyde de carbone. A partir d'août 1941, T4 est officiellement stoppée (en fait l'action d'euthanasie continue dans les hôpitaux ou asiles psychiatriques mêmes), Hartheim devient alors le lieu d'extermination de concentrationnaires "irrécupérables" de Mauthausen, Gusen, Dachau, Ravensbrück, dans le cadre d'un autre programme (14f13). 1945, il ne reste rien du crime : pas de témoin parmi les victimes, il n'y a aucun survivant d'Hartheim. Pas de trace de leur mort : leurs cendres ont été versées dans le Danube ou tapissent le sol recouvert à présent de terre et d'herbe. Les archives du programme T4 à Hartheim ont été détruites par le Docteur Lonauer, l'un des bourreaux, avant qu'il ne se suicide. Pas de trace des instruments de leur mise à mort : les nazis ont fait supprimer toutes les installations, toutes, jusqu'aux fondations du crématoire ; ils ont même réhabilité le lieu en centre "hospitalier" au sens propre du mot. Retour à la case départ, parenthèse refermée. Et ce château redevient château et par sa beauté semble faire injure au passé.

 

Comment alors rendre toute sa mémoire au lieu?

Dans leur stratégie, les nazis ont réimprimé artificiellement sa normalité au lieu. Ensuite, et jusque dans les années 1990, Hartheim fut réhabilité en logements sociaux. Le défi pour ceux qui, depuis 2000 environ, souhaitent rendre visible son histoire pour pouvoir faire mémoire en ce lieu, fut donc de trouver comment rendre à ce positif, -cette image en couleurs d'un joli château sur les bords du Danube-, son négatif, un noir et blanc pour évoquer le drame, en rappeler les victimes et y associer la réflexion sur le passé, pour le temps présent.

Leur premier constat fut, je cite Claude BESSONNE et Jean-Marie WINKLER, "dans une stratégie de distanciation, le mémorial [devait interdire] au visiteur de remettre ses pas dans ceux des suppliciés", il s'agissait de "relever le défi d'un lieu de mémoire sans vestige"[6]. Ce qui semblait impossible précisément faute de parcours et de traces visibles (sauf une photographie). Il a fallu réinvestir les lieux et réfléchir –aux deux sens du verbe – un parcours pour expliciter et comprendre le passé. Hartheim est devenu officiellement mémorial et centre pédagogique par son inauguration solennelle en mai 2003.

 

Ce lieu, singulier, tenu secret et si longtemps rendu à son secret, comme si l'écrin du bâtiment suffisait à occulter l'horreur de ce qui s'y déroulait, "à lui seul incarne toute la réalité du national-socialisme"[7]. Lieu de mémoire de l'euthanasie sous le Troisième Reich, Hartheim s'attache ainsi la mémoire de chacun des groupes de victimes visés par ce programme, la mémoire des familles des disparus, la mémoire collective nationale, autrichienne, allemande, européenne : il est impossible de ne pas penser à d'autres lieux et victimes lorsque l'on visite l'un des lieux de cette barbarie; le château a aussi la mémoire de tout ce qu'il fut dans son histoire : dire ce que Hartheim fut avant et après T4 c'est aussi en comprendre l'investissement mémoriel et la manière de le mettre en espaces et en mots aujourd'hui. Bref, les lieux de mémoire invitent éminemment, chacun dans leur spécificité historique qu'il faut connaître, à comprendre et résonner avec "les" mémoires du lieu, ici et ailleurs.

 

"Lieux de mémoire" donc, à entendre cette simple expression, il vient presque naturellement à l'idée qu'il s'agit d'un lieu d'une tragédie, circonscrit aux frontières d'une barbarie accomplie.

Cette "expression" renvoie presque assurément pour chacun de nous aux mots guerre, massacre, génocide. C'est aussi le lieu d'un événement survenu au XXe siècle, c'est-à-dire d'un temps encore vécu, survécu, "traversé" par quelques-uns encore d'entre nous, par nos pères, nos grands-mères, nous ensemble.

 

Pris dans cette acception, -on oubliera ici tous les lieux de mémoire, réels et de notre inconscient, tels que Pierre Nora les a recensés - le lieu de mémoire est un lieu de douleurs et de cris devenus silencieux et dont l'étendue s'arrête à des murs, une enceinte barbelée ou pour un champ de bataille, à la ligne d'horizon offerte à notre regard. Parfois, il n'y plus rien, alors l'homme trouve les moyens de réinscrire la mémoire dans le lieu par une information, un monument.

 

Ainsi, il n'y a pas dans nos consciences et nos villes de "lieux de mémoire" des fêtes, des grandes réussites et des progrès sociaux, des découvertes scientifiques et de la conquête spatiale, des traités de paix. Les lieux existent bien sûr, mais on ne les appelle pas "lieux de mémoire".

Il n'y a pas de "lieux de mémoire" des progrès pour l'humanité et pour la vie.

Il est un lieu de mémoire qui célèbre "les Grands Hommes" (et quelques femmes, aussi... trop peu) : le Panthéon.

Le lieu de mémoire est donc, dans la majorité des cas et dans notre (in)conscient collectif, lieu de mort de l'homme et souvent de mort de l'humanité.

 

Mais l'homme n'est-il pas fou de s'acharner ainsi à enfoncer le clou des catastrophes en rappelant, en martelant son passé à coups de monuments, de stèles, de musées, de sites préservés, parfois sacralisés? Non, il élève au contraire des garde-fous qui permettent de se rappeler seul et de se souvenir ensemble que là, des hommes ont combattu d'autres hommes, voire que là, l'homme a radicalement voulu détruire l'homme, qu'il en a été capable.

 

Le lieu de mémoire n'est plus l'événement, il en est le récit dans sa forme – dans ses vestiges – et par les apports ou intentions que l'on y met pour poursuivre la chaîne des témoins, pour écouter, entendre et transmettre leur message exemplaire, être la sépulture de ceux qui n'en ont pas.

 

En charge de lieux de mémoire, mais encore historiens, témoins, enseignants, élus, membres d'associations, ETC., sommes en train , chaque jour, de préparer ce que seront ces lieux lorsque la mémoire vivante, les témoins précisément, ne seront plus là, c'est-à-dire, lorsque le lieu devra être à la fois un lieu de souvenir, d'information historique, de projets pédagogiques et donc, à travers la transmission d'un message de vigilance et d'engagement, un lieu de vies continuées. Lorsque l'on passera de la mémoire à l'histoire. C'est maintenant.

 

Ces lieux procurent, et paradoxalement là encore à ce qu'ils furent, à la fois des cadres de référence (historiques, de "valeurs", de repères pour apprendre et comprendre) et des espaces de liberté.

On est aujourd'hui libre d'y aller, ou pas, d'y entrer et d'en sortir, libre d'y réfléchir, de s'y recueillir. Les lieux de mémoire sont des boites à outils, pas des pansements ; ils sont des socles de nos démocraties, pas des blancs seings. Dans la majorité d'entre eux, lorsqu'ils sont dotés d'installations muséographiques, de centres de recherche ou de pédagogie, ils mettent en relief l'homme en tant que personne, dotée d'une identité, qui peut exprimer ses opinions par l'exercice de sa citoyenneté, en même temps qu'il reconnaît alors l'existence et son engagement dans le contrat social. La connaissance du passé devient une force pour avancer.

 

Les lieux de mémoire ne se décrètent pas. Ces lieux sont les traces, visibles ou remises au jour, d'évènements tragiques de notre histoire. Ils s'accompagnent souvent de monuments, de stèles, supports tangibles du lieu – donc de l'évènement, donc des victimes, - dont on se souvient., et, pour compléter, avec Pierre NORA, ces lieux sont aussi, par les intentions muséographiques, archéologiques, pédagogiques, politiques, cérémoniales, des lieux où la mémoire travaille.

 

Mémoires du lieu donc, au pluriel.

 

Pluriel des histoires : européenne, nationales, collectives, familiales, personnelles.

Pluriel des victimes, des milliers voire des millions de destins différents se sont trouvés brisés en un même lieu.

Pluriel des intentions qui lui ont été rattachées et qui s'y sont matérialisées ou réalisées au fil des ans. L'exemple d'un monument est à ce titre éclairant. Si nous avions sous les yeux les photographies de monuments appelant au souvenir et rendant hommage aux victimes dans trois ou quatre lieux de mémoire des camps, vous verriez que pour le même objectif, l'objet varie en fonction de l'endroit où il est installé et du moment où il a été construit. Pourtant, au pied de chacun, on peut avoir exactement la même pensée personnelle et intime pour saluer la mémoire des disparus, d'un proche, d'un inconnu, et aspirer à un avenir meilleur.

Pluriel enfin des échos que tous ces lieux se renvoient. Ils interagissent aujourd'hui positivement, avec de manière évidente au moins un projet commun, tacitement ou explicitement partagé : celui d'une prise de conscience de ce que l'homme a fait et de ce que nous devons tous et chacun nous engager à ne plus laisser reproduire.

 

Ainsi, réduire la mémoire au lieu (une mémoire à un lieu) c'est prendre le risque du malentendu, voire de l'incompréhension. Ce peut être vouloir lire des événements dans une continuité alors que l'histoire est toujours faite de ruptures.

 

Dans le même temps, si chaque lieu est en résonance mémorielle avec d'autres, il ne substitue ni ne peut être remplacé par un autre. La mémoire, n'exclue ni n'est exclusive, elle se partage.

 

Ainsi, ce que les lieux de mémoire nous apportent, nous aident à comprendre, c'est, je cite Tzvetan TODOROV "que nous sommes tous, par des facettes différentes de notre être, des témoins, des juges et des interprètes; c'est donc de notre devoir commun à tous qu'il s'agit [il parle ici de la mémoire des camps], et non celui des professionnels spécialisés, narrateurs, juges ou savants. Pour nous donner une chance de ne pas revivre et répéter le passé, nous devons lui faire subir cette triple épreuve, ne pas hésiter à le remettre sur le métier une fois de plus."[8] Les lieux de mémoire sont notre mémoire en paysages, ils offrent par leur organisation, leur présentation, toujours intentionnelle, des moyens de voir ce qui ne l'est peut-être plus, ou qui ne le serait plus si l'on ne faisait rien".

 

Lieux d'incarnation du mal hier, leur préservation en a fait des lieux d'hommage, de partage de savoir et d'idées. Ils ne sont pas là pour "nous donner bonne conscience" mais sont des remparts pour prendre conscience ensemble de ce qu'est l'Homme, et non, seulement, de ce qu'il fut.

 Valérie Drechsler-Kayser

 

[1] Claire AMBROSELLI, Cendres mêlées, in Le Monde juif consacré à Des noms aux cendres, p.177. Voir également cet article pour les citations de Michel FOUCAULT.

[2] Idem, p. 178.

[3] Léon POLKIAKOV, Bréviaire de la haine, Bruxelles, Complexe, réed. 1986 (première édition : 1951, Pari

[4] Voir sur ces sujets la synthèse de Benoît MASSON, De l'eugénisme à la Shoah.

[5] "Adolf HITLER, Berlin, 1er septembre 1939, "le Reichsleiter BOUHLER et le docteur BRANDT sont chargés, sous leur responsabilité, d'étendre les pouvoirs de certains médecins qui seront à désigner nommément, dans le but, par mesure de grâce, de donner la mort aux malades humainement incurables, après un diagnistic très approfondi de leur état." Signé Adolf HITLER". Pièce n° PS-360 (USA 342) , présentée lors de l'exposé des charges contre les "corps des chefs" du Colo nel Storey, avocat général américain, concernant Frick, ministre de l'Intérieur du Reich. Citée par Claire AMBROSELLI (op.cit., p.174) et par Hannah ARENDT, in Eichmann à Jérusalem.

[6] Claude BESSONNE, Jean-Marie WINKLER, L'euthanasie nationale-socialiste, Hartheim-Mauthausen (1940-1944), Editions Tirésias, collection Ces oubliés de l'histoire, Paris, 2005.

[7] idem, Michelle ROUSSEAU-RAMBAUD, Avant-propos, p.15.

[8] Tzvetan TODOROV, Face à l'extrême, chap. "Devant le mal, dire, juger, comprendre", Paris, Point Seuil Essais, reed. 2007, p.275.

Communication revue et augmentée,  initialement proposée dans le cadre de la Semaine de la mémoire et de la transmission, à la Librairie KLEBER, Strasbourg, 20 avril 2009

LIRE en ligne

Le château de Hartheim et le « Traitement spécial 14f13 »

par Florian Schwanninger 

Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni

 

Revue d'histoire de la Shoah

2013/2 (N° 199)

ISBN : 9782916966083

Éditeur : Mémorial de la Shoah

 

À LIRE

2 février 2018

 

Le professeur Jean-Marie Winkler a été décoré aujourd’hui de la Croix d’Honneur autrichienne pour les Sciences et l’Art 1ère Classe.

 

Cette haute distinction vient récompenser son engagement en faveur de la langue allemande, de la littérature autrichienne et son travail pour le devoir de mémoire.

 

Cette cérémonie s’est déroulée en présence de représentants de l’Amicale de Mauthausen et des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation.

Via Ambassade d'Autriche à Paris

photo : Ambassade d'Autriche à Paris